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Champ Date 02.12.2022

La vie en rose, des fjords norvégiens au bocage breton

Résumé Le 10 décembre prochain aura lieu une journée de mobilisation contre l’installation d’une usine de production de saumons à Plouisy dans les Côtes d’Armor. L'industrie du saumon, produit très consommé en France, est très critiquée, au point que certains tentent de la réinventer totalement. Retour sur cette industrie controversée, et l'implantation de ce projet à plus de 25 kilomètres de la mer.
Billet Comment fait-on du saumon ?

Le saumon est une véritable star de la poissonnerie. S’il a toujours l’image d’un met assez prestigieux, on en trouve désormais partout, sur des pizzas et même dans des crêpes bretonnes... C’est aujourd’hui le premier poisson consommé en France, et la demande explose littéralement mondialement. La production mondiale a cru de 70% entre 2010 et 2018. Et c’était avant les poké bowls...

À la base, le saumon est pêché en mer et à l’entrée des rivières. C'est une des principales victime de la surpêche, et disparaît massivement de ses lieux de vie originaux. Mais c’est un produit profitable, il se vend bien (« la demande est bien supérieure à l’offre »), l’élevage du saumon s’est donc développé dans les années 60, et le saumon d’élevage est aujourd'hui le plus consommé (plus de 2/3 des saumons vendus dans le monde).

Pour comprendre l’univers du saumon d’élevage, il y a un endroit incontournable : la Norvège. Plus de la moitié du saumon consommée mondialement est produite dans les fermes norvégiennes, situées dans ses innombrables fjords et lacs. La production de saumon arrive 2e dans l’économie du pays (derrière le pétrole, quel beau pays), et toutes les multinationales de production de saumon sont d’origine norvégienne. Le saumon produit en Écosse, au Chili ou au Canada l’est ainsi généralement par des entreprises norvégiennes. C’est donc une économie très centralisée, dont les méthodes sont très similaires partout dans le monde. Les problèmes également.

Le principe de la ferme à saumon est simple, c’est une cage dans un fjord, dans laquelle on nourrit une grande quantité de poissons, jusqu'à l'âge adulte. Le premier problème qui se pose est celui des éléments, les cages sont fragiles et doivent être situées dans des endroits suffisamment protégés des tempêtes, qui provoquent régulièrement l’évasions de milliers de saumons. Il faut cependant suffisamment de courants pour que l’eau soit suffisamment renouvelée, trouver des endroits adaptés est donc une difficulté pour la filière.

D’autant que cette production pose les mêmes problèmes que ceux que l’on connaît pour d’autres types d’élevage intensif. La promiscuité facilitant le développement de pathogènes, les saumons sont vaccinés, et des pesticides sont massivement diffusés dans l’eau (le recours aux antibiotiques, auparavant démesuré, a été réduit par l'utilisation de la vaccination et des pesticides). Sauf que l’élevage des poissons a une spécificité qui accentue le problème : la cohabitation avec des espèces sauvages. Comme il y a toujours des saumons qui s’échappent, et interagissent avec leurs compagnons sauvages de passage, les fermes se retrouvent à servir d’incubateurs pour les pathogènes, tandis que les saumons sauvages les répandent autour du monde. Le saumon est un grand voyageur, le cocktail épidémique est donc parfait. Les épidémies sont donc le principal problème auquel est confrontée la filière, en particulier avec le pou de mer, qui ravage des élevages entiers.

En plus des pesticides, le saumon est critiqué depuis quelques années pour les quantités importantes de polluants qu’il contient, notamment des métaux lourds. Les poissons gras comme le saumons stockent en effet les polluants répandus en mer, et il est donc recommandé de ne pas trop en manger. Mais les saumons d’élevage peuvent atteindre des taux vraiment inquiétants, car leur nourriture, à base de farines d’autres poissons, est parfois déjà contaminée par ces polluants.

Enfin, les conséquences environnementales de l’élevage du saumon sont très mauvaises. Les fonds des fjords norvégiens sont tapissés des excréments, des restes de nourriture, et des produits chimiques liés à l’élevage. L’écosystème de ces espaces de transition écologique entre la mer, les rivières, et les terres, est pour le moins perturbé, pour ne pas dire ravagé par cette industrie. Il n’est ainsi plus possible en Norvège d’ouvrir de nouvelles fermes, ou d’étendre celles existantes, et la réputation de la filière est aujourd’hui catastrophique.

Il faut prendre acte de ces conditions de production, et bien sûr appeler à consommer d’autres poissons, à manger « moins mais mieux » de protéines animales. Mais il faut surtout sérieusement réguler la production agroalimentaire chez nous, et à l’échelle européenne. Car ce n’est pas de la faute des consommateurs si la production de saumon est devenue une telle aberration.

Une nouvelle technique d’aquaculture.

Cette réputation désastreuse de l’industrie du saumon a poussé des chercheurs et investisseurs à développer une nouvelle méthode d’aquaculture : l’élevage sur terre, en anglais « Recirculating Aquaculture System » (RAS). C’est ce type de projet qui est envisagé à Plouisy. L’idée est simple : élever les saumons dans des cuves sur terre plutôt que dans des cages en mer. Sa réalisation l’est moins, car il s’agit de reproduire artificiellement les conditions de vie des saumons en mer, courant compris.

Ce système de production implique de pomper de l’eau dans les cuves, et de constamment la filtrer et la renvoyer dans le système. L’idée est donc de créer un circuit fermé, où tous les paramètres pourront être contrôlés, de la composition de l’eau à la nourriture des poissons, en passant par la luminosité et la vitesse du courant. Les excréments des saumons seraient réutilisés dans des processus divers (méthanisation, engrais, ça n’est pas très clair en général).

Les avantages du circuit fermé sur terre seraient d’éviter les problèmes qui touchent l’élevage traditionnel. Pas de destruction des filets en cas de tempête, et pas non plus de parasites qui se répandent dans les élevages. Il y aurait également un intérêt écologique dans ce procédé, qui est présenté comme durable (réutilisation des déchets, recyclage de l’eau, etc.).

Mais la question du réalisme de ces projets se pose franchement. Il est extrêmement difficile de recréer ainsi sur terre les conditions optimales de développement des saumons. C’est, selon un chercheur dans ce domaine, l’équivalent de la fabrication d’une navette spatiale : tous les paramètres (température, oxygénation, courant, bactéries, salinité, etc.) doivent être maîtrisés en permanence, sinon les passagers meurent. C’est loin d’être évident, et les usines-prototypes sont pour l’instant confrontées à d’important taux de mortalité. Il se dit dans ce milieu qu’il faut avoir eu un million de saumons morts dans les cuves avant de vraiment savoir ce qu’on fait. Ambiance. D’autant plus qu’il est illusoire de s’imaginer que le « circuit fermé » protégera les poissons des pathogènes. Ceux-ci passeront, et les poissons rassemblés par milliers dans des cuves aseptisées y seront extrêmement vulnérables.

Au vu de l’enjeu de maintien de conditions de vie et d’élevage des poissons, on voit que la principale ressource de cette industrie est l’énergie, pour pouvoir pomper et traiter toute cette eau. Or une agriculture à ce point dépendante d’une source constante d’électricité n’est pas une agriculture durable. Et on voit en particulier aujourd’hui comment, avec l’explosion des prix de l’énergie. Les porteurs de projets annoncent en général une alimentation électrique verte, de type « panneaux solaires sur le toit de l’usine », dont on peut vite estimer le sérieux.

De même, s’il est si simple de traiter les déchets agricoles, on peut se demander pourquoi ceux-ci posent autant de problèmes aujourd’hui, notamment en Bretagne. On peut légitimement être inquiet pour la qualité des sols et des eaux. La promesse écologique de ce type d’élevage de saumons semble donc reposer sur des incantation. Il est facile de défendre une technique de production industrielle en annonçant que « les déchets seront traités », que l’« énergie sera verte ». S’il était si facile de traiter les déchets et de produire de l’énergie, on peut d’ailleurs légitimement penser que ces compétences pourraient être mieux employées ailleurs.

Il est donc difficile de comprendre l’engouement d’investisseurs pour cette technique d’élevage. Ces dernières années, les projets se multiplient partout dans le monde, suscitant des levées de fonds, mais aussi de boucliers parmi les acteurs locaux, sceptiques devant les promesses des entreprises. Car les rares projets qui aboutissent peinent à mettre en place une production stable, et pour cause, cette technique agricole futuriste est toujours à un stade expérimental. Seules quelques usines dans le monde ont réussi à produire, et elles n’ont pas montré comment ce procédé pourrait être rentable un jour, en particulier avec l’explosion des prix de l’énergie. Et sans rentabilité, pas de durabilité. On peut craindre que, par souci d’économie, les usines ne respectent pas leurs promesses écologiques, voire finissent par être abandonnées. De plus il faudrait que les consommateurs soient prêts à acheter ce saumon, à un prix nécessairement élevé vu les frais de production. Et bien qu’il soit présenté comme « local » et « durable », on peut douter que les acheteurs trouvent ces conditions de production bien appétissantes. Finalement, on peine à comprendre cette véritable ruée vers l’ouverture d’usines, si ce n’est par la volonté des investisseurs d’être les premiers sur ce qui pourrait s’avérer être un filon. Pourrait.

Tentative d'implantation à Plouisy.

Le 1er juin 2021, en conseil d’agglomération, Vincent Le Meaux, président de Guingamp Paimpol agglomération (GPA), annonce que l’entreprise Smart Salmon France souhaite acheter un terrain à Plouisy (près de Guingamp, Côtes d'Armor), pour y faire du saumon. À la majorité (69 voix pour, 7 abstentions), les élus se prononcent pour la cession de ce terrain. Ce projet était visiblement dans les cartons depuis plusieurs années et des échanges avaient eu lieu entre l’entreprise et les élus, mais pas publiquement. Depuis, on attend que l’entreprise dépose le permis de construire, et demande l’ensemble des autorisations nécessaires. Pour cela il faut que le projet soit finalisé, et le dossier déposé1.

Ce vote a rapidement soulevé un mouvement de contestation, porté par Eaux et Rivières de Bretagne, la Confédération paysanne, l’association des pêcheurs, les conchyliculteurs paimpolais (directement concernés par la qualité de l'eau en sortie de Trieux), mais aussi un collectif créé pour l’occasion : Dourioù Gouez (Eaux Vives). Car si le projet est toujours en conception, il soulève un certain nombre d’inquiétudes, par son gigantisme (8 000 tonnes de saumon/an sont annoncées) et son caractère expérimental, alors que ses deux ressources principales qui doivent être mises à sa disposition sont particulièrement sensibles : l’eau et l’énergie.

Le projet repose sur la technique de production de saumon RAS, le saumon serait donc produit dans des cuves, à grands frais en terme de consommation d’énergie. Smart Salmon ne détient pas la technologie, qui serait fournie par l’entreprise israélienne AquaMaof , un des leaders mondiaux du domaine. Un leader dont la seule usine du genre actuellement opérationnelle est un prototype en Pologne, qui peine à produire 1000 tonnes par an2. Le rôle d’AquaMaof est de fournir la technologie et le savoir-faire aux entreprises qui souhaiteraient se lancer dans ce type d’élevage de poissons. C’est un genre de système de franchise, sauf qu’au lieu d’ouvrir un Subway, vous ouvrez une usine expérimentale de saumons. D’ailleurs, et ce n’est pas une blague, on peut directement les contacter sur leur site via un formulaire « Vous souhaitez établir votre propre installation en RAS » (on peut même choisir la taille de l’élevage, pouvant aller au-delà de 20 000 tonnes de saumon/an). Comme pour ouvrir un Subway.

Ainsi, si les entrepreneurs qui sont passés à Guingamp le mois dernier proposent une belle histoire de trois frères norvégiens ayant le saumon pour passion, ils n’ont en fait aucune expertise pour ce genre d’installation3. Ils portent deux projets, un en Norvège, et celui de Plouisy. Mais si on en croit le site web d’AquaMaof , le projet norvégien serait au stade de la « conception » (on n’en saura pas plus), et aucun signe de celui de Plouisy. Ce partenaire, pourtant central, semble donc faire pour l’instant peu de cas du projet.

Ce qui explique mieux les difficultés du groupe norvégien, les incohérences pointées par Dourioù Gouez4 , et leur incapacité à déposer le projet en détail. D’où le fait qu’aujourd’hui on spécule sur des bases techniques encore très floues. Les habitants se demandent donc s’ils veulent vraiment laisser s’installer un projet agro-industriel aussi gigantesque, vu son caractère expérimental et le sérieux des porteurs de projet. Il s’agit de confier leur eau, alors que le Trieux est déjà régulièrement pollué par les débordements de la station d’épuration de Guingamp, et est confronté à de graves épisodes de sécheresse. D’autant plus que la région est déjà souillée par les rejets des exploitations agricoles. Se pose aussi la question de l’intérêt de produire du saumon à grands frais énergétiques, alors qu’on craint des coupures d’électricité pour cet hiver. Doit-on vraiment risquer ces ressources, et quel intérêt pour le territoire ? Sachant qu'au vu des résultats de la technologie RAS dans le monde, il est fort probable qu'on assiste à l'abandon de l'usine, faute de rentabilité, après quelques années d'expérimentations...

Il n’est pas clair pourquoi des norvégiens cherchent à installer une usine expérimentale israélienne à Plouisy. Ils déclarent vouloir produire pour le marché français, et on peut s’imaginer qu’un label de saumon « produit en Bretagne » aurait une évocation plus reluisante que « produit dans les Yvelines », ou même en Norvège vu la réputation du pays. Peut-être comptaient-ils également sur la bienveillance des élus, habitués ici à une certaine déférence vis-à-vis des industriels.

Sur ce point, ils ne doivent pas être déçus. Début octobre, Philippe Le Goff (maire de Guingamp et vice-président de GPA) a encore défendu Smart Salmon, et sa légitimité à proposer le projet bien que le dossier ne soit pas encore déposé. Mais M. Le Goff est-il naïf au point de croire, comme il le dit en conseil municipal, que des panneaux solaires sur le toit de l’usine suffiront à alimenter une production aussi coûteuse ?5 Il affirme que l’entreprise est « plus vertueuse que beaucoup d’autres » (facile à dire en Bretagne), mais sur quelle base, Smart Salmon n’ayant pas produit un gramme de poisson à ce jour ?

Vincent Le Meaux (président de GPA) de son côté, protège à son corps défendant la liberté d’entreprendre, et affirme sa neutralité face à une opportunité de « croissance sûre ». Ce qui revient à assumer, en tant qu’élu, n’avoir aucune perspective en terme de développement du territoire. Pour lui, on verra quand le dossier sera déposé, ce que les enquêtes publiques diront. Mais alors pourquoi s’empresser de signer un compromis de vente du terrain, sans clause suspensive ? En faisant ça, il verrouille la possibilité d’une concertation démocratique. Quand le projet sera déposé, il appartiendra aux agences de l’État, et à son commissaire enquêteur, de décider du bien-fondé du projet. Les opposants craignent que la concertation passe encore à la trappe.

Si la visite de Smart Salmon du mois dernier ne semble pas avoir convaincu grand monde (et aurait même brusqué certains élus), elle a néanmoins réaffirmé leurs ambitions, et les inquiétudes des opposants. Il serait donc temps que certains prennent position dans l’agglomération. Car si l’opacité qui caractérise toute cette opération peut probablement s’expliquer par le manque de sérieux des porteurs de projet, on s’attendrait, venant des élus, à un regard un peu plus averti, à plus d’ouverture à la discussion et de considération pour les inquiétudes des habitants. Car une décision imposée sans concertation doperait la conflictualité sur le territoire… vers une nouvelle ZAD ?

1 Ole Bakke, de Smart Salmon, a déclaré le mois dernier être toujours dans une phase de construction du projet.

2 Ce prototype a été construit en partenariat avec l’entreprise Pure Salmon, entreprise par rapport à laquelle Smart Salmon semble clonée, qui a servi de plateforme pour attirer les investissements, avant d’abandonner sa participation au prototype polonais.

3 Quand on cherche sur leur site, on voit bien que personne dans l’entreprise n’a la moindre expertise technique en RAS.

4 https://douriou-gouez.fr/?PagePrincipale

5 Les estimations les plus optimistes pour ce genre d’installation tablent plutôt sur 10 % de la consommation qui pourrait être assuré par le photovoltaïque.



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